Politique

Cameroun: Au royaume de l’impuissance, chronique d’un État qui abdique

Le bras de fer qui oppose actuellement le ministère du Commerce aux débits de boissons au Cameroun illustre une crise d’autorité plus profonde au sein de l’État. Dans un pays où la bière représente bien plus qu’une simple boisson – c’est un marqueur social et économique majeur -, cette confrontation révèle les failles béantes dans la gouvernance nationale.
Le 4 novembre 2024, le ministre du Commerce, Luc Magloire Mbarga Atangana, s’est retrouvé dans une position délicate, contraint de dénoncer publiquement une hausse “illégale” des prix des boissons. Depuis le 1er novembre, les débits de boissons ont unilatéralement augmenté leurs tarifs, faisant passer le prix de la bière de 650 à 700 FCFA pour une bouteille de 65cl. Nous avons pu le constater dans quelques bars.
Ce lundi soir, alors que le soleil se couche sur Yaoundé, capitale du Cameroun, dans un bar du quartier Mvog-Mbi, Jean-Marc, tenancier depuis vingt ans, affiche sans complexe son nouveau tarif : 700 FCFA la bière. À quelques centaines de mètres de là, dans les bureaux climatisés du ministère du Commerce, le ministre Luc Magloire Mbarga Atangana fulmine devant son énième communiqué de presse ignoré par la population.
« Qu’ils viennent me faire fermer s’ils veulent », lance Jean-Marc avec un sourire en coin, servant une autre bière à ses clients habitués. « Je les attends.» Cette scène, qui se répète dans des milliers de débits de boissons à travers le pays, raconte l’histoire d’un État dont l’autorité s’effrite comme un vieux pain abandonné sous le soleil africain.
Le président et le pouvoir
Au cœur de la capitale, mais loin de cette réalité quotidienne et installé dans son palais d’Etoudi où Paul Biya, 91 ans, président depuis 42 ans, passe une grande partie de son temps, ignore cette crise de la bière qui secoue son pays du moins il ne dit mot officiellement. Pendant ce temps, son pays vit au rythme d’une valse absurde où chacun fait ce qui lui plaît. « Le père de la nation », comme l’appellent encore les médias officiels, règne mais ne gouverne plus vraiment.
« Vous savez, quand j’ai commencé ce métier, Biya était déjà président », raconte Marcel, un fonctionnaire du ministère du Commerce proche de la retraite. « Aujourd’hui, mes petits-enfants grandissent, et c’est toujours lui. Mais le Cameroun, lui, n’est plus le même. »
La danse des billets
Dans une ruelle proche du marché central, une scène banale se joue : un agent de contrôle du ministère, carnet en main, s’approche d’un débit de boissons. Quelques minutes plus tard, il en ressort, son carnet toujours vierge mais sa poche un peu plus lourde. « C’est le système », murmure Sophie, une commerçante qui observe la scène. « Tout le monde sait, tout le monde fait semblant de ne pas voir. Nous allons seulement vendre avec les nouveaux prix», poursuit la commerçante de boissons assise sur un casier de bières.
La corruption n’est plus une anomalie, elle est devenue la norme. Comme ces termites qui rongent invisiblement les fondations d’une maison, elle a silencieusement dévoré l’autorité de l’État, année après année, décennie après décennie.
Dans les couloirs du palais présidentiel d’Etoudi, les portraits officiels de Paul Biya semblent observer, impassibles, le ballet des courtisans. « Le Président est fatigué », chuchote-t-on dans les antichambres du pouvoir. Mais personne n’ose le dire trop fort. Le vide laissé par ses longues absences est comblé par une bureaucratie qui tourne à vide, produisant des directives que personne ne respecte plus.
« Avant, quand le ministère parlait, les gens écoutaient », se souvient Thomas, ancien haut fonctionnaire aujourd’hui retraité. « Maintenant, leurs communiqués font sourire. C’est comme si un parent âgé grondait ses enfants devenus adultes – on fait semblant d’écouter, puis on continue comme avant. »
La bière, dernier thermomètre d’une fièvre nationale
La guerre des prix de la bière est devenue le symbole de cette déliquescence. Ce breuvage, véritable baromètre social au Cameroun, raconte l’histoire d’un pays où l’autorité de l’Etat s’est diluée comme une goutte de pluie dans l’océan. Les prix grimpent, les ministres protestent, les contrôleurs ferment les yeux, et la vie continue.
Dans son bar de Nlongkak Patrick hausse les épaules, « quand j’ai augmenté mes prix, quelques clients ont râlé. Puis ils ont payé. Tout le monde sait que personne ne dirige vraiment. C’est chacun pour soi maintenant. »
« Mon père me racontait l’époque où un communiqué ministériel faisait trembler les commerçants », raconte Marie, jeune entrepreneure. « Aujourd’hui, on les lit comme on lirait l’horoscope – ça peut être intéressant, mais ça ne change rien à notre vie. »
Toute une génération a grandi sans connaître d’autre président que Biya. Pour eux, l’État n’est qu’une façade, un décor de théâtre derrière lequel chacun improvise sa survie.
Le soleil se couche sur Yaoundé, comme il le fait depuis 42 ans sous le même président. Dans les bars, le prix de la bière continue d’augmenter. Dans les ministères, on continue d’écrire des communiqués. Et quelque part, le président de 91 ans regarde peut-être par la fenêtre, pendant que son pays lui échappe doucement, comme du sable entre les doigts.
L’histoire du Cameroun d’aujourd’hui est celle d’un pouvoir qui s’étiole, d’une autorité qui s’évapore, et d’un peuple qui a appris à vivre dans les interstices d’un État fantôme. La bière, elle, continue de couler, témoin silencieux d’une époque où même les ordres les plus simples ne sont plus que des suggestions dans le vent.

Armand Ougock

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